Concours d’écriture Fondation Belem avril – juin 2020
Meilleur poème
A la longue route de Benjamin Decoin alias Ferdinand Doisnel
Je suis un vieux navire et sous mes lignes résonnent les mers embrassées, le murmure d’une élégante anglaise, la rebiffe d’un matelot, le craquement du gréement, et écoutez encore, la machine qui ronronne, l’ancre qui dégueule ses maillons, les hauts qui claquent dans la risée, la tortue qui grince, le bosco qui crie et qui sourit à la manœuvre finie.
Je suis un vieux navire et je me souviens chaque route et chaque lame, mes 360 caps et mes milliers de milliers de milles.
Je suis un vieux navire et tenez, voilà que je m’ébroue, passant les colonnes d’Hercule, un vent Atlantique a levé la mer, quittant Tanger, je m’enfonce, me relève, sentez le tangage, ces paquets de mer qui roulent et lèchent mes sabords et ces embruns qui m’étreignent jusqu’à la misaine, perlant mes vernis. Le ciel se gorge, un grain et voilà qu’il pleut la mer, on cargue les hauts, le loch s’enflamme à dix nœuds et à la barre je vibre et ronronne de plaisir.
Déjà Gibraltar et les cargos qui patientent, le rocher flambe au couchant dans l’alidade, à la radio ça baragouine anglais, des millions de tonnes de containers venus d’ailleurs, et moi, je me souviens, moi qui remplissais mon ventre de quelques centaines de tonneaux à peine, quelques tonnes accorées de chocolat et de rhum, cent ans ont passé et au pied du vieux rocher, des Maersks et des vraquiers, c’est l’histoire du monde et de la mer qui se croisent.
Je suis un vieux navire et je me souviens d’une élégante anglaise embarquée pour un tour du monde, on aimait mes lignes et me voilà yacht, moi qu’on disait antillais je suis lord anglais et même que le White Ensign flotte à mon cul. Je me souviens des pas sous une ombrelle de dentelle, des pas légèrement chaloupés par les flutes de champagne, de murmures et de râles dans les lambris d’une couchette d’acajou, d’une anglaise aux joues rosies et aux lèvres perlées de sueur au large de Suez et le poids minuscule de ses coudes quand elle s’épanche à mon bastingage, sa nuit noyée dans mon sillage.
Je suis un vieux navire et plus tard croisant Minorque, la Méditerranée se veut miroir, je dégouline alangui de chaleur, encalminé, j’écris un léger sillage, quelques dixièmes de nœud, zéro virgule trois, quatre, cinq peut-être. Le monde s’est arrêté. La nuit tombe au milieu de l’océan, au bout de mes mâts quelques milliards d’étoiles balancent doucement de bâbord à tribord, sur mes voiles l’ombre de la lune s’est prise dans les haubans. Les quarts s’enchaînent à la barre. A la dunette un gabier murmure Le Clezio et Visconti dans le rougeoiement d’une clope. Je m’endors les rêves teintés d’oiseaux de mer.
Je suis un vieux navire et un matin Lorient s’éloigne, on m’escalade pour renvoyer cacatois et perroquets, tout dessus, dans les hauts les gabiers tutoient les dieux du vent, s’équilibrent d’une main courant mes vergues. Sur le pont des dizaines d’yeux les suivent et presque autant de pompons rouges, les regards envieux de mousses sous les bâchis encore immaculés. Et je me souviens encore, ces cadets italiens, ceux-là qui traçaient leur première route à ma barre, saluaient des galons à la coupée de l’Arsenal, leurs mains fragiles astiquaient mes cuivres, combien ont rêvé leur premier commandement balloté dans leur hamac ? Et eux, se souviennent-ils de moi en astiquant leurs étoiles d’amiral derrière l’acajou d’un bureau d’état-major ?
Enfin j’arrive, Nantes au son des bateaux pompes qui crachent leur joie et ça fait des murailles d’eau qui me rincent, au franc-bord s’entassent les sacs des stagiaires qui débarquent, les yeux pleins de mer et les cirés salés, dans les poches les portables vibrent de messages oubliés, juste le temps d’un dernier café, d’une dernière cigarette, je me colle au quai de pierre et m’ouvre d’une coupée, je sens des doigts qui glissent sur mes vernis, je reconnais la mélancolie de ceux qui débarquent, l’excitation de ceux qui embarquent. On m’avait dessiné pour quelques tonneaux de chocolat et de rhum et moi j’écris sur mon livre de bord 120 ans de souvenirs et de rêves.
Je suis un vieux navire à la longue route, voilà qu’on a largué mes amarres et envoyé toute ma toile, à nouveau la terre s’éloigne, je frémis et je suis libre.